Pierre Veltz : Les Grandes écoles provoquent effectivement des réactions affectives et des
discours stéréotypés. D’un côté, elles suscitent souvent une véritable allergie, notamment chez
leurs partenaires universitaires et sont volontiers considérées comme boucs émissaires d’un
grand nombre des problèmes de notre pays. D’un autre côté, elles se sentent spontanément
attaquées dans leur existence dès qu’on émet une critique sur un élément de leur
fonctionnement et ne savent répondre que par un discours d’autosatisfaction peu constructif.
Dans le cadre de cet exposé, je vais me centrer sur les Grandes écoles d’ingénieurs
parisiennes dites de premier rang et plus spécialement sur le réseau lié à l’École
polytechnique. Pour éviter les crispations, je souligne qu’à mes yeux, elles ne sont ni
“ringardes”, ni coupées du réel, et ont fait de grands progrès au cours des dernières décennies
(par exemple dans le sens de l’internationalisation des parcours des élèves). Si l’on apprécie
leurs performances au regard de leur objectif traditionnel qui est de former des cadres pour les
grandes entreprises, le bilan est positif : les grandes entreprises sont satisfaites.
En vérité, le problème surgit dès lors que l’on prend un référentiel plus large, celui de l’apport
des écoles dans la bataille internationale de l’innovation, et pas seulement de la sélection des
cadres des entreprises du CAC 40. La manière dont les Grandes écoles mobilisent une partie
de notre jeunesse dans la bataille de la connaissance est-elle la plus efficace ? Je propose
d’analyser cette question sur quatre points : la formation, l’élitisme, l’environnement global,
la dimension des écoles.
*Une bonne formation mais un cursus problématique*
La qualité de la formation n’est pas en cause. Au cours des vingt ou trente dernières années,
elle s’est beaucoup améliorée sur le plan pédagogique et scientifique. De plus, le principe
d’un enseignement généraliste qui fait partie de la tradition propre de ces écoles depuis leur
origine, est en adéquation avec notre époque marquée par les changements technologiques
rapides et profonds. On peut d’ailleurs observer que les lieux de formation supérieure les plus
performants au monde, initialement souvent plus spécialisés que les nôtres, tendent à se
rapprocher d’un tel modèle plus ouvert.
En revanche, le cursus global suivi par les élèves pose problème. Les étudiants travaillent
énormément en classes préparatoires, et peu (voire très peu) en Grande école, alors qu’il serait
logique de travailler de plus en plus au cours de la scolarité, au fur et à mesure qu’on cible
mieux ce que l’on veut faire. La raison ne tient pas aux étudiants mais à la structure du
système : l’incitation au travail est totalement concentrée sur le concours d’entrée parce qu’en
fait c’est ce dernier qui va rester sur la carte de visite. Le concours, dans sa forme actuelle, a
aussi l’inconvénient de trier les étudiants par tous petits paquets, en les répartissant dans les
écoles, non selon l’intérêt porté aux divers domaines, mais uniquement par le classement.
Dans le concours commun dit “Mines-Ponts” par exemple, il serait beaucoup plus intelligent
de recruter 500 élèves plutôt que 5 fois 100, en les laissant choisir après une première année
commune. On pourrait donc aménager les concours sans toucher à la fonction de sélection.
Un peu plus de rigueur au sein des écoles serait également utile.
*L’élitisme*
On critique parfois les Grandes écoles pour leur élitisme. En réalité, tous les pays et tous les
systèmes d’enseignement supérieur pratiquent des formes d’élitisme. Mais l’élitisme à la
française a des caractéristiques bien particulières.
En premier lieu, les distinctions sont trop précises et conduisent à un micro-élitisme très
néfaste. Quand on sort d’Harvard ou de Yale, on partage ce statut avec quelques milliers
d’autres personnes. En France, quand on sort de telle ou telle école, on ne partage ce statut
qu’avec une centaine voire une dizaine de collègues. Cela n’a strictement aucune utilité pour
la collectivité et produit un esprit de caste nuisible.
En second lieu, le caractère extrêmement pyramidal du système le conduit à ne distinguer
qu’une forme d’excellence ; c’est particulièrement inadapté aux besoins des entreprises et de
la société en général qui ont aujourd’hui besoin d’une diversité de talents, qui ne se ramènent
pas tous à l’excellence en mathématiques !
En troisième lieu, les sélections effectuées ont un très fort biais social, qui s’est accentué
depuis 30 ans : 85 % des étudiants sont issus de familles de cadres supérieurs. Le système
exige toujours d’avoir travaillé pour y entrer, mais il n’exerce sa sélection que sur une partie
de plus en plus réduite de la société qui se reproduit par filiation.
*Le changement de l’environnement*
Notre système de Grandes écoles est conçu pour des secteurs matures qui avancent par grands
projets prévisibles et planifiables, comme l’aéronautique, l’automobile, etc. Il est mal adapté
aux secteurs émergents comme les nouvelles technologies de l’information et de la
communication ou de l’industrie du vivant. Ces nouveaux domaines connaissent un modèle
d’innovation de type darwinien, avançant par essais et erreurs ; dans ce cadre, la performance
tient surtout à la richesse de l’écosystème. Les lieux efficaces sont ceux qui regroupent des
instituts de formation et de recherche, des entreprises mûres et des profusions de jeunes
pousses, des organismes de financement public et privé. La Silicon Valley en est la figure de
référence. Il faudrait que notre système de Grandes écoles puisse s’intégrer dans ce type
d’environnement et favorise beaucoup plus qu’aujourd’hui la prise de risque par les étudiants.
Il faut dire que le cursus d’ensemble de la scolarité ne les prédispose pas à cela. L’idée
dominante chez les élèves est qu’il ne faut jamais dévier du droit chemin. Les très bons élèves
ne font donc pas forcément les meilleurs entrepreneurs.
*Des écoles trop petites*
Pour être l’un de ces foyers d’innovation, il faut une taille plus élevée que celle de chacune de
nos écoles prises séparément. La taille est surtout nécessaire pour permettre une diversité
interne favorisant la créativité, pour mobiliser rapidement d’importantes ressources
financières quand on a un projet à soutenir, pour effectuer les redéploiements organisationnels
et scientifiques indispensables. Aujourd’hui, aucune école française n’a les moyens de
s’investir, par exemple, dans le champ prometteur des interfaces entre informatique,
mécanique, et sciences du vivant. Aucune ne possède un département comparable aux
meilleurs départements de “computer science” américains ou allemands.
La taille est aussi un facteur de visibilité internationale. Nos écoles n’ont manifestement pas
la puissance de marque capable de les inscrire dans les catégories mentales des élites
chinoises ou indiennes. Elles ont du mal à attirer les meilleurs étudiants étrangers simplement
parce qu’ils ne les voient pas ! Or être vu est crucial du point de vue géopolitique.